L’innovation et l’entêtante force des chiffres

La voiture électrique n’est pas une innovation technologique. Cette nouveauté-là est apparue voici plus de 140 ans. Ce à quoi nous assistons aujourd’hui, c’est à une « disruption », définie comme « le bouleversement, par une stratégie inédite, d’un marché sur lequel les positions sont établies ». Dans ce nouveau modèle, les gestionnaires de flotte jouent un rôle capital.

La pénétration des technologies est un phénomène de marché. Elle passe toujours par les mêmes phases d’adoption, que ce soit pour l’électricité au début du XXe siècle ou le smartphone au début du XXIe. On connaît ces courbes en S depuis 1962 et les travaux d’Everett Roger (1)

Vidéo sur la diffusion de l’innovation

Beaucoup d’innovations se heurtent aux pessimistes d’avant-garde – « l’ordinateur personnel n’a aucun avenir », « l’organisme des voyageurs en train ne résistera pas à une vitesse de plus de 40 km/h » – ou d’arrière-garde -« le congélateur donne un goût bizarre aux aliments », « je n’ai pas besoin d’internet » – et des défenseurs d’intérêts sectoriels comme ceux des sociétés quasi monopolistiques de location de fiacres à cheval.

Un siècle au placard

La courbe d’adoption de la voiture électrique a commencé à la fin du XIXe siècle puis a connu un « plateau » d’un siècle à cause de l’émergence du pétrole sur lequel se sont bâties une industrie et même une civilisation.

Mais le vent a tourné pour le pétrole et la courbe en S est repartie vers le haut pour le véhicule électrique, aidé par des améliorations technologiques décisives. Et les intérêts en jeu sont tellement énormes pour ces « positions établies » citées plus haut, que la disruption prend la forme d’un séisme.

Les déclarations sont tellement virulentes, d’une telle systématique dans la critique ou la désinformation, que ces discours se retournent contre leurs auteurs : ils montrent qu’ils sont soit des incompétents bien intentionnés mal informés, soit des opposants malintentionnés aux intérêts contrariés. Et dans les deux cas, leurs réactions montrent qu’ils sont désespérés face à la « force de l’asymptote ». C’est-à-dire la partie de la courbe où la croissance de l’adoption s’emballe irrésistiblement : en 1900, 10 863 fiacres à cheval sillonnent Paris contre 115 voitures automobiles. Le Journal « Mercure de France » du 15 février 1922 annonce avec nostalgie la disparition du dernier fiacre à cheval de la capitale française.

L’enfer de la double contrainte

Les constructeurs ont tout intérêt à retarder l’apparition de véhicules électriques afin d’atteindre le plus haut ROI possible sur leurs derniers investissements en motorisation thermique. C’est le premier terme d’une double contrainte où ils sont pris en tenaille. L’autre contrainte est que les constructeurs doivent produire un certain nombre de véhicules électriques afin de faire baisser la moyenne générale des émissions de CO2 par km, calculée sur l’ensemble de tous les véhicules qu’ils fabriquent. Faute de quoi ils devraient payer des amendes colossales, calculées en milliards, aux autorités européennes.

Leur seule solution est donc d’en fabriquer juste assez pour faire baisser leur moyenne d’émissions théoriques et en vendre le moins possible pour ne pas nuire au juteux marché des voitures thermiques. Voilà pourquoi ils tiennent en permanence deux discours absolument incompatibles, l’un de green washing pour la politique et les médias (« toute notre gamme sera électrifiée »), l’autre conservateur pour leurs actionnaires, salariés et partenaires industriels et commerciaux (« nous n’allons pas abandonner, à perte, nos usines de voitures thermiques, ni payer des amendes »).

Semeurs de doute

Pour freiner l’adoption, tous les moyens sont bons. Rien qu’à observer les médias, la fréquence, la systématique des critiques, on détecte aussi la signature d’une opération concertée de désinformation du public et des décideurs, sur le modèle des « marchands de doute » déjà à l’œuvre dans la problématique du tabac et du réchauffement climatique. La chercheuse américaine Naomi Oreskes en a fait la démonstration accablante. (1)

Noami Oreskes en interview à Bruxelles

Les chiffres sont têtus

Pour de nombreux Belges, adeptes de la voiture de société, la mobilité est déjà un salaire. Il n’y a qu’un pas, que certains ont déjà franchi, pour qu’ils la considèrent aussi comme un service, et non plus comme un investissement ou une dépense.

Dans son dernier ouvrage, l’ingénieur Benoît Michel (3) explique les soubresauts que va connaître un marché automobile où les voitures durent au moins deux fois plus longtemps, conservent leur valeur de revente et ne demandent plus d’entretien. Un marché, surtout, où les acheteurs seront en majorité des professionnels attentifs au TCO avant toute chose, et où les conducteurs seront des clients d’une offre de mobility as a service. Dans ce type de marché, le TCO aura le dernier mot, et il est déjà prononcé en faveur du véhicule électrique dans bien des études, récemment encore pour les autobus (4)

Mais cela ne suffit pas (encore). Les pays scandinaves sont connus pour leurs achats massifs de voiture électriques ; toutefois au Danemark, où les aides publiques ont été supprimées, les ventes ont chuté de 47 % en 2017.

Signe que les autorités politiques doivent continuer, partout, à donner des signaux clairs, encore un certain temps, celui nécessaire pour entrer dans la phase irrésistiblement croissante de la courbe.

Références

  • Everett Roger « Diffusion of Innovations »
  • Naomi Oreskes & Erik M. Conway « Merchants of Doubt: How a Handful of Scientists Obscured the Truth on Issues from Tobacco Smoke to Global Warming » Bloomsbury Press, 2010
  • Benoît Michel « La voiture électrique, c’est maintenant – Electric car here and now », Éditions Now Future, Liège, 2018
  • Lucien Mathieu « Electric Buses arrive on time » Transport & Environnement, 11/2018

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